Le 7 janvier 2019, le Cambodge a fêté les quarante ans de la libération du pays du joug des Khmer rouges. Plus le temps passe et plus les témoins de ce terrible génocide vieillissent. Ils s’effaceront avec le temps, inéluctablement.
S’il reste aujourd’hui des lieux de mémoire, anciennes prisons, charniers, qui sont autant de preuves de la cruauté des soldats de Pol Pot, qu’en est il dans les esprits des Cambodgiens et surtout des jeunes, ceux qui n’ont pas connu la guerre ? Comment les anciens bourreaux d’hier ont-il pu cohabiter avec leurs victimes ?
« J’ai entendu parler des Khmers rouges. Mais on m’a dit que ce sont les Vietnamiens qui ont commis le plus d’atrocités dans mon pays », explique tranquillement Navy, une jeune fille d’à peine 18 ans qui travaille dans un hôtel de la cité des temples. Quand on l’interroge, Navy ne sait pas grand chose de ce qui a pu se dérouler dans son propre pays entre 1975 et 1979. Personne ne lui a jamais dit que ces révolutionnaires communistes ont effacé de la surface de la terre 21% de leur propre population, en massacrant près de deux millions d’innocents. Navy n’est pas la seule à ne pas connaître l’histoire de son pays. Ils sont nombreux, les jeunes nés après la mort de Pol Pot en 1998, à n’avoir qu’une « vague idée » de ce qui s’est réellement passé, de ce qu’ont vécu leurs parents ou grands-parents.
Et le fait qu’en juin 2013, le parlement cambodgien adopte une loi punissant de deux ans de prison « tout individu qui ne reconnaît pas, qui minimise ou qui nie » les crimes des Khmers rouges, n’y change rien.
L’amnésie comme thérapie ?
Le premier manuel scolaire exclusivement dédié au régime Khmer rouge, édité par le DC-Cam est sorti en 2009 seulement. Depuis 1991 et l’arrivée des troupes onusiennes chargées de mettre en place les premières élections libres, l’enseignement de la période 1975 – 1979 était réduit à sa plus simple expression. On évoquait le changement de nom du pays en Kampuchéa Démocratique ; on faisait une brève allusion au massacre et pour les plus grands, on apprenait quelques poèmes relatant les souffrances de l’époque. Rien de plus.
« Histoire du Kampuchéa démocratique », est destiné à un public de collégiens et de lycéens de la classe de troisième à la terminale. Près de 200 000 exemplaires en langue khmère ainsi que de nombreuses traductions ont été distribués. A cet ouvrage s’est rapidement ajouté un guide à l’usage des enseignants. Un guide très factuel. Si ce livre, certes imparfait aux yeux de certains spécialistes, a le mérite d’exister, son utilisation reste à la discrétion des professeurs. Mais en une heure et demie seulement par semaine pour enseigner l’histoire et de la géographie en classe de seconde, ils n’ont guère de temps pour traiter de ce sujet délicat.
Et il est des régions du Cambodge où les professeurs n’en parleront jamais. C’est le cas des anciennes zones khmères rouges comme Païlin, l’ancien fief de Ieng Sary, l’ancien ministre des affaires étrangères de Pol Pot, ou encore d’Anlong Veng, Samlaut, Samrong, etc. Dans ces écoles les enfants des anciens khmers rouges côtoient ceux des nouveaux arrivants, qui se sont installés dans ces villes lorsque la paix est revenue.
Lors de la mort de Pol Pot, sa fille, Sar Patchata, alors seulement âgée de 12 ans, a été placée sous un nom d’emprunt dans une école de Sisophon, une bourgade au nord-ouest du pays. Quelques années plus tard, alors qu’elle fête son dix-septième anniversaire, des journalistes français du Figaro la rencontrent.
«Tout le monde sait qui elle est, explique alors Cheam Seok, le directeur du lycée. Mais nous autres Khmers, on ne remue pas le passé. Les programmes scolaires n’évoquent pas la période KR, de 1975 à 1979. » Les journalistes tentent de parler du génocide et des deux millions de victimes. « Sar Patchata, tombe des nues : On ne m’a jamais parlé de ça, dit elle. » Le seul souvenir qu’elle conserve de Pol Pot, c’est celui d’un père aimant : « Il jouait toujours avec moi. C’était un homme doux. Je prie pour lui à la pagode. D’ailleurs, j’ai un portrait dans ma chambre ».
Depuis cette date, Sar Patchata n’a accordé qu’un seul autre entretien à la presse. C’était en décembre 2004, dans les colonnes du Cambodia Daily. « Je veux être comptable, disait-elle, et travailler avec ma mère. » Elle envisageait alors de compléter sa formation à l’université de Phnom Penh, ce qu’elle fit d’ailleurs. Cette même faculté qui fut fermée par son père, dont l’obsession consistait à envoyer les intellectuels travailler dans les rizières afin de les « rééduquer ». Ce qui ne l’a pas empêché de conseiller un avenir studieux à sa fille : «Papa voulait que je travaille bien à l’école », dit elle encore aux journalistes.
A Siem Reap le lycée du centre-ville se nomme : « lycée du 10 janvier 1979 ». C’est la date de la mise en place du gouvernement qui a suivi l’entrée des troupes vietnamiennes dans Phnom Penh. Aucun de la dizaine d’élèves interrogés ne connaît la signification de cette date. Piseth a 15 ans et étudie dans ce lycée. Il est le seul à penser que cela a un rapport avec le Vietnam, mais il avoue ne pas en savoir davantage. Lorsqu’on l’interroge sur les Khmers rouges, voici sa réponse : « j’ai une tante qui est morte sous ce régime, alors mes parents m’en ont parlé un peu mais ils n’aiment pas que je leur pose des questions là-dessus. Il y a aussi des gens qui disent que les Khmers rouges étaient des défenseurs de la nation…
Une histoire complexe
Tout dépend en fait si l’on considère exclusivement le régime sanguinaire de Pol Pot qui a duré trois ans, huit mois et 20 jours, comme le fait par exemple le tribunal chargé de juger les anciens dirigeants, ou si on les englobe dans une histoire plus longue, comprenant la guerre civile les opposant, à partir de 1979, aux forces militaires du gouvernement d’occupation… Pour comprendre la nuance il est nécessaire de revenir quelques années en arrière.
En décembre 1978, les Vietnamiens constituent, avec d’anciens cadres Khmers rouges ayant fui les purges de Pol Pot, une organisation chargée d’incarner l’opposition cambodgienne : le 3 décembre 1978, le Front Uni National pour le Salut du Kampuchéa (FUNSK), dirigé par Heng Samrin, un ancien cadre Khmer rouge réfugié au Viêt Nam, est officiellement créé en territoire vietnamien.
Le 25 décembre 1978, le Viêt Nam passe à l’attaque : 170 000 soldats vietnamiens déferlent sur le Cambodge. Le 2 janvier 1979, c’est l’offensive finale. Les soldats khmers rouges sont facilement mis en déroute et, le 7 janvier 1979, les troupes vietnamiennes entrent dans Phnom Penh désertée. Un nouveau gouvernement cambodgien est rapidement mis en place. Il prend le nom de République populaire du Kampuchéa.
Au niveau international, l’entrée au Cambodge des troupes vietnamiennes est condamnée par une majorité des pays. La communauté internationale estime que le Vietnam est une force d’occupation illégale ! Sous la pression notamment de la Chine et des États-Unis qui souhaitent empêcher le Vietnam et surtout son allié, l’URSS, de se poser en puissance dominante en Asie du Sud-Est, l’Onu ne reconnaît pas le nouveau gouvernement de Phnom Penh mis en place par le Vietnam.
En novembre 1979, les Nations-unies considèrent même le Kampuchéa démocratique, le parti de Pol Pot, dont le représentant continue et continuera de siéger à l’Assemblée générale, comme seul gouvernement légitime du Cambodge.
Ainsi, la communauté internationale décide de soutenir plus ou moins ouvertement cette armée de rebelles durant dix ans, dans sa lutte contre « l’occupant » vietnamien. Pol Pot et sa clique, après avoir massacré son propre peuple, passent ainsi pour des patriotes qui œuvrent à la libération du Cambodge ! En ce sens et contrairement à ce qu’il pense, Piseth, le jeune lycéen, a saisi toute l’ambiguïté de cette triste histoire…
La chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique viendront radicalement changer la donne sur le plan international. Et les Khmers rouges se retrouveront alors totalement isolés. Leur chute ne sera plus qu’une question d’années…
Une paix sociale mais des âmes en déroute
Une fois les derniers bastions rebelles soumis, il a fallu intégrer ces territoires au reste du Cambodge. Païlin a été, en 1997, le premier fief à hisser le drapeau blanc et à rendre les armes. Ieng Sary a longuement négocié sa reddition et il a obtenu un statut administratif particulier pour sa province gérée par Y Chhien, ancien garde du corps de Pol Pot reconverti dans les affaires. A partir de cette époque, le gouvernement a tout fait pour éviter que les anciens Khmers rouges restent groupés, de peur qu’ils ne reconstituent une force rebelle. Ainsi, des terres ont été offertes à nombre d’entre eux, principalement des gradés de l’armée de Pol Pot dans certaines provinces.
A Siem Reap, une zone a même été entièrement aménagée dans la commune de Kork Chork non loin d’Angkor et des terrains remis officiellement à des anciens rebelles. Beaucoup on revendu ces biens dans la foulée et sont retournés vivre dans leurs fiefs, mais certains y ont construit leur maison. C’est le cas d’une nièce de Ta Mok, le chef d’Etat major de Pol Pot emprisonné en 1999 et décédé en 2006. Elle, son mari et ses deux enfants ont voulu prendre un nouveau départ à Siem Reap.
En 2003, Meas Young, qui a perdu son mari sous les Khmers rouges, achète le terrain mitoyen de la nièce de Ta Mok sans savoir qui est sa voisine. « J’ai eu un choc quand j’ai appris que j’allais habiter à côté de la nièce de celui que l’on surnommait le Boucher. Mais je crois que ces gens-là avaient plus peur que moi. Deux gros chiens Doberman gardaient leur propriété à cette époque. Ma fille est allée se présenter lorsque nous avons fait construire et elle leur a demandé s’ils voulaient se joindre à nous pour faire venir le câble pour la télévision. Ils ont rétorqué qu’ils ne voulaient pas que le cerveau de leurs enfants soit pollué par la culture occidentale. C’est la seule rencontre que nous avons jamais eu », explique Meas Young. Depuis, les enfants se sont mariés. La fille vit à la maison des parents qui eux, sont retournés habiter à Anlong Veng où ils dirigent des plantations d’arbres fruitiers. Sur le toit de la maison, une antenne satellite. Les Dobermans sont morts et n’ont pas été remplacés.
Ka Sunbaunat, est professeur en psychiatrie et doyen de la faculté de médecine de Phnom Penh. Il estime que les rescapés du régime de Pol Pot ont souffert de problèmes psychiques qui n’ont jamais été soignés. Ces troubles se seraient transmis aux enfants et aux petits enfants. Selon lui, « agressivité, perte d’empathie et de tolérance, habitude de la violence et du non-respect des lois sont le résultat de l’éducation du régime de Pol Pot. La structure familiale a été détruite tout comme la notion d’entraide mutuelle. Les individus ayant pris l’habitude de vivre sans lois ni règles ont intégré par mimétisme l’agressivité et la violence comme moyen de faire face à la vie quotidienne alors même que cela n’avait jamais été le cas. »
Sans le savoir, les jeunes cambodgiens porteraient en eux les stigmates de ces années de terreur. Et leurs comportements quotidiens, tant sur la route que dans la vie de tous les jours, n’en seraient que la triste conséquence.
En mars 2014, Sar Patchata s’est mariée. Ros Ka, un ancien combattant Khmer rouge interrogé alors par le Phnom Penh Post, estime que « ce mariage est une bonne occasion pour revoir nos anciens supérieurs après avoir été séparés pendant des années. Vous ne pouvez pas savoir comme nous sommes heureux ». Pour Soeung Sikoeun, également de la fête, et dont l’épouse Laurence Picq est une des seules françaises à avoir vécu sous les Khmers rouges*, « il ne s’agit que d’une réunion d’amis. Il n’y a rien de politique. Nous nous aimons et nous respectons tous. Nous sommes toujours unis comme les doigts d’une main »… Mais de rassurer le journaliste : « La fille de Pol Pot est très différente de son père » !
Texte et photographies par Frédéric Amat
* Laurence Picq a écrit deux livres sur son séjour au Cambodge : « Au-delà du ciel » et « le piège Khmer rouge ».