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Études | La foi est-elle encore possible ?

L'intrigante question qui donne son titre à ces lignes n'est pas sans faire penser à celle laissée sans réponse qu'on lit dans l'évangile de Luc : « Le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Luc 18,8). Mais qu'entendait-il par la « foi » ? Une intériorité cachée ? L'expression d'une piété ? Une recherche spirituelle ? Une détermination religieuse particulière qu'on dirait chrétienne à côté de la musulmane, par exemple ? Ou bien une autre foi dont un certain régime de pensée nous aurait fait oublier l'existence ? Récemment, sur le plateau d'une chaîne de télévision, à une heure de grande écoute, un journaliste demandait à un artiste s'il était croyant. Celui-ci a répondu vivement : « Non, je ne suis pas du tout croyant. » Le journaliste lui a alors demandé : « Vous ne croyez même pas à l'espérance ? » Et l'artiste de répondre : « Oui, je veux bien croire à l'espérance. » Eh bien, c'est à prendre au sérieux la double réponse du comédien en question qui nous aidera – c'est en tout cas l'hypothèse que je défendrai ici – à rendre à nouveau possible l'accès à la foi.

 

« Je ne suis pas du tout croyant. » Sans entrer dans ce qui se révèle d'intime chez celui qui a tenu à la télévision cette « profession d'incroyance », on peut, dans un premier temps, nous arrêter sur ce que ces propos expriment d'ambivalence. L'homme veut-il dire qu'il ne croit plus en rien ? Ce qui n'aurait rien d'étonnant puisque le fait moderne, dont nous ne sommes pas sortis, « c'est, écrivait Gilles Deleuze, que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l'amour, la mort, comme s'ils ne nous concernaient qu'à moitié »1. Comme « s'ils ne nous concernaient qu'à moitié » : Deleuze, à raison, comprend le verbe « croire » dans le sens de tenir quelque chose pour significatif, ce qui se dit de ce qui se montre capable « d'exprimer ce dont il retourne avec la vie, avec le fait même de vivre et de s'éprouver soi-même »2. En ce sens, croire signifie être concerné3. L'artiste ne se sent-il plus concerné par rien, au point de faire profession d'incroyance ?

 

Mais les mots « je ne suis pas du tout croyant » peuvent aussi signifier : je ne partage aucune détermination religieuse spécifique ; propos qui, en régime de modernité avancée, reviennent presque toujours à dire ceci : « Je ne crois pas [plus] aux croyances chrétiennes. » Et il est vrai que la foi chrétienne semble s'être formidablement rétractée au point qu'il n'est pas exagéré de parler d'une perte généralisée de la foi, phénomène que Jan Pato?ka, d'une formule éloquente, exprimait ainsi, il y a quarante ans déjà : « Les concepts chrétiens fondamentaux d'un Dieu créateur, sauveur et juge, ont d'ores et déjà cessé d'être signifiants pour [l'humanité européenne]. »4 Quel est le point commun entre le diagnostic de Deleuze et le constat de Pato?ka ? L'un et l'autre rapportent la croyance à la signifiance, qu'il faut entendre dans un double sens : la signifiance de la signification (le fait pour un mot, un concept, une idée, une croyance d'être compris) et la signifiance de la significativité (le fait que le sens nous importe, nous concerne). Or, que la foi chrétienne soit aujourd'hui tarie s'explique par cette double perte de signifiance : non seulement elle peine à être comprise (ce qui arrive quand on confond la croyance avec la connaissance) mais, plus grave encore, elle semble avoir perdu toute importance par rapport à ce qui, pour l'homme, est le plus significatif : vivre vraiment. Si la foi ne concerne plus l'être humain, elle se réduit à une coquille vide de sens. C'est probablement ce que voulait dire l'artiste interviewé à la télévision : pour lui, la foi chrétienne est frappée de déshérence. Elle ne fait plus sens. Elle n'importe plus au postmoderne parce qu'elle n'est plus l'expression de ce que William James appelait une « hypothèse vivante ».

 

Cette crise de la foi n'est pas nouvelle, mais son ampleur est inédite. Pour une raison essentielle : la modernité n'a fait que révéler que la foi avait déserté le monde. Dans un sens très vrai, la foi n'a plus lieu d'être : elle n'a plus de monde où opérer. Que les croyances chrétiennes, désactivées de leur capacité à résister à la suffisance du monde, ont été cantonnées à une fonction que je dirais décorative. Car, au lieu d'une crédibilité reconquise, la foi chrétienne a eu pour résultat calamiteux : le semblant. Comme me l'avouait dernièrement une catholique pratiquante, il suffit de réciter le Credo comme on chante La Marseillaise : peu importe le sens des mots tant que le Credo ou l'hymne national recréent le semblant d'une appartenance commune. Certes, l'Église n'a jamais estimé que le Credo pouvait être confessé sans être cru mais comment pourrait-il être cru si la foi dont il prend en charge l'énonciation ne paraît plus significative ? Danièle Hervieu-Léger, dans un article intitulé « L'évaporation des “engagés” », décrit très bien le processus de « désinvestissement croyant » qui commença paradoxalement par l'intention pastoralement généreuse d'une foi qui puisse être comprise comme un discours du sens (« le christianisme parlant au monde »)5. À trop vouloir être crédible, la foi a fini par devenir insignifiante.

 

Or, la foi a tout à gagner du discrédit dans lequel la plonge la « mort de Dieu » (dont la véritable signification, selon Friedrich Nietzsche dans le Gai savoir, est précisément que « la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit »). Au lieu de chercher à reconquérir sa crédibilité perdue en se servant des armes de la raison critique dont il ne voyait pas qu'elles renforçaient son insignifiance, le christianisme aurait été plus inspiré de se souvenir que la foi n'a rien à perdre du rejet ou de l'ennui que provoque la croyance quand celle-ci n'est jamais que le produit du nihilisme ambiant, à savoir le fait de croire pouvoir se passer de… croire. Disons que le problème de la crédibilité, c'est qu'elle est indexée sur une pensée de l'Être fondée sur le principe d'équivalence et de réversibilité (ce qui arrive quand la croyance entend, au nom de sa différence, signifier [singer ?] la même chose que la pensée du monde), alors que la foi repose sur une pensée de la Vie, d'où son étrangeté. C'est quand la foi veut être reçue par le monde qu'elle y perd au change, puisque la raison du monde sera toujours plus forte qu'elle. Seule est significative la foi qui se montre telle qu'elle est, maintenant qu'elle n'est plus adossée à une institution qui pouvait « forcer à croire », à savoir : paradoxale, « folle », « hors de sens » (quand la foi assume la négativité et convertit la contradiction en paradoxe). D'où cette issue à la crise de la foi que n'a pas vraiment osé emprunter l'Église : faire passer la foi par l'épreuve de sa dissidence, qui n'est autre que l'épreuve de sa fiabilité. Et de témoigner qu'il n'y a de foi – non pas crédible, mais fiable – que celle qui promeut la « vraie vie », « pour que, en croyant, vous ayez la vie » (Jean 20,31). Car si la foi n'est pas de ce monde, ce monde qui entretient la « non-vie »6, elle n'existe qu'à être pour le monde, c'est-à-dire « pour la vie du monde » (Jean 6,51).

 

Or, une foi fiable est une foi critique. J'entends par là une foi « hors sens », c'est-à-dire une foi qui n'est ni cadrée par la logique du sens, ni défaite par le non-sens ; une foi qui ne relève pas d'une science du jugement, donc d'une foi qui évalue, juge et critique sans pouvoir être jugée elle-même (la foi est cette pensée-foi, cette « pensée du Christ », comme dit Paul, qui fait de celui qui la partage un homme qui « juge de tout et n'est lui-même jugé par personne » [cf. I Corinthiens 2,15-16]). Et, parmi les valeurs de ce monde, il y en a une que la foi juge plus sévèrement : la suffisance de la raison. C'est le tribunal de la raison qui n'estime l'expérience et la pensée que dans la mesure où elles reflètent l'ordre du monde. On comprend qu'un monde fondé sur un tel usage de la raison se soit pensé lui-même comme suffisant, dans tous les sens du terme, de l'arrogance à la vanité. Or, un tel monde a un problème avec le temps, disons, pour faire simple, que toutes ses promesses sont vides ; de là, que nous sommes atteints d'un « mal à l'avenir » dont la cause principale s'appelle la prédictibilité. Ce principe de raison veut que toute chose n'a de valeur qu'en fonction de ses effets attendus. Si une chose ne vaut que pour ses effets attendus, on devine que, dans ce monde, l'inattendu n'est pas le bienvenu. Ou, pour le dire ainsi, ce monde ne veut connaître que le fait accompli et non le possible, ce « hors sens » importun et inquiétant. De là qu'il ne conçoit le possible que comme impossible, ce qui ne peut pas arriver, ce dont il ne veut à aucun prix. De là encore que la raison suffisante ignore tout de l'espérance, ne connaissant que l'espoir, autrement dit, l'attendu prédictible.

 

Voilà pourquoi la réponse du comédien à la question « Vous ne croyez même pas à l'espérance ? » a tout d'une véritable confession de foi : « Oui, je veux bien croire à l'espérance. » En première approximation, cette déclaration fait de l'espérance l'objet de la foi. Cela tient bien sûr au fait que l'on croit toujours en quelque chose comme l'on parle toujours de quelque chose. En effet, sans « objet », la foi court le risque de se contenter d'un certain formalisme (comme pourrait le laisser entendre une foi en la foi) ou d'être condamnée à n'être qu'une posture vide de sens (comme le laisse entendre la formule postmoderne d'un « espérer croire »). Poser l'espérance comme « objet » de la foi c'est, dès lors, révéler son impossibilité au regard de la raison suffisante. L'espérance est toujours « contre toute espérance » (Romains 4,18). Mais cette impossibilité ne conduit pas à en conclure que l'espérance est irrationnelle. On le vérifie d'ailleurs à ce que l'espérance produit des effets inattendus. Ce point est décisif : croire à l'espérance n'est pas insensé puisque la foi crée des effets perceptibles dans ce monde, bien que la raison suffisante soit incapable de les prédire. Ce que la raison tient pour impossible – le possible –, la foi le tient pour du « plus que possible », ce qui arrive en excédant la prévisibilité et le calcul, donc l'événement qui vient sans « raison suffisante ». On réalise la portée de l'effet inattendu de l'espérance à ce véritable cri du cœur qui retentit si souvent dans les évangiles : « Nous n'avons jamais rien vu de pareil ! » (Marc 2,12) ou : « Nous avons vu aujourd'hui des choses étranges7 » (Luc 5,26).

 

Nous avons déduit, en prenant au mot la « profession de foi » de l'artiste, que l'espérance était « l'objet » de la foi propre à donner à celle-ci une significativité nouvelle. Car il ne fait pas de doute que l'espérance soit ce qui importe à l'homme qui ne veut pas se résigner à un « futur déjà mort ». On peut même aller jusqu'à penser que le possible que seule l'espérance découvre est ce qui importe le plus, pour la raison que si vivre est la tâche éthique (et non morale) qui nous requiert le plus, il n'y a pas de « vraie vie » sans réactivation de possibles. Cette foi en l'espérance, Søren Kierkegaard la formule bellement :

 

« La foi consiste au fond à tenir ferme la possibilité. C'était ce qui plaisait tant au Christ dans le malade (cf. Jean 5,5-9) quand, après avoir souffert pendant tant d'années, il croyait toujours, avec la même fraîcheur et jeunesse, que pour Dieu le secours était possible. Le démoralisant dans nos souffrances, c'est justement cet hébétement où l'on s'absorbe en désespérance en disant : maintenant c'est trop tard, maintenant le moment est passé, etc. »8

 

Écho bien sûr à cette parole capitale du Christ : « Tout est possible à celui qui croit » (Marc 9,23). C'est-à-dire : le possible arrive à celui qui fait foi en la fiabilité de celui qui est l'infini des possibles : « Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu » (Marc 10,27). Il s'agit de croire qu'à Dieu tout est possible, donc de croire sur parole, de faire confiance en la fiabilité d'une promesse. Une parole, et pas des moindres des évangiles, concentre toute la nature de la foi comme confiance en la fiabilité de Celui qui est la liberté absolue du possible. À la question de Marie demandant : « Comment cela se fera-t-il puisque je n'ai pas de relations conjugales », l'ange Gabriel répond, littéralement : « Parce que tout événement [rhéma] ne sera pas impossible de la part de Dieu » (Luc 1,37). Quand Marie oppose tout d'abord l'impossibilité qu'un tel événement puisse arriver, il lui est révélé que « tout » événement, entendons tout événement qui mérite ce nom – c'est-à-dire qui échappe à toute prédictibilité –, sort de l'impossibilité que lui assigne la raison suffisante. Et ce, en vertu d'une pure grâce. J'ajoute que rhéma signifie à la fois « événement » et « parole » (comme l'hébreu davar) ; ce qui renvoie bien la nature de la foi d'être la confiance faite en la fiabilité d'une parole créant du possible. Ce que Paul dit à sa manière : « Celui qui vous dispense l'Esprit et œuvre en vous des possibles [énergôn dunameis], le fait-il donc en raison des œuvres [ergôn] de la loi ou à cause de l'écoute de la foi [akoès pistéôs] ? » (Galates 3,5).

 

Les mots de l'artiste (« Oui, je veux bien croire à l'espérance ») témoignent ainsi d'une entrée possible dans la foi, une foi significative, une foi à la hauteur d'une « hypothèse vivante ». Pourtant, l'expression qui est la sienne peut aussi bien faire penser que son « je veux bien croire » est encore en deçà d'un véritable acte de foi. Car le « je veux bien » se dit aussi bien d'un choix convaincu que d'une indécision. En effet, c'est la fonction ambiguë de l'adverbe « bien » que de diminuer la portée de ce qu'il prétend renforcer. Tout le monde sait qu'un « Je t'aime bien » ne signifie pas tout à fait la même chose qu'un « Je t'aime » ! Et puis, il y a cette préposition « à » qui passerait presque inaperçue, mais qui indique que le verbe croire est comme ouvert à quelque chose d'autre que lui – l'espérance –, comme si celle-ci était en attente d'effectivité. Dans le sens : « Oui, je veux bien croire que l'espérance est possible ; mais peut-être est-elle toujours hors de portée, c'est pourquoi j'y crois. » En quoi cette manière de dire passe-t-elle à côté de l'espérance ? C'est qu'elle reconduit l'espérance à miser sur une force vitale imaginaire – ce qui n'est jamais qu'une nouvelle forme d'animisme – alors que l'espérance consiste à créer sa propre teneur en réel : du possible. Et créer s'entend ici dans un double sens : détruire la suffisance du monde pour y créer des brèches – comme les porteurs du paralytique « détoiturent » la maison pleine pour y faire une ouverture – et dont le texte de l'évangile nous dit que Jésus y a vu de la foi (cf. Marc 2,4-5). Disons que croire signifie à la fois la transgression de tout cadre aliénant et le transport de la puissance du « hors sens » dans ce monde-ci.

 

Croire ne signifie pas « garder l'espoir » (il ne s'agit pas de croire que le monde ne va pas si mal que ça). L'espérance n'est pas un objet de la foi mais son « comment », comme dirait Kierkegaard. Autrement dit, la manière de croire pour la foi, c'est d'espérer. Et si croire en l'espérance paraît plus juste, de ce qu'il connote une confiance que l'on place en quelque chose ou quelqu'un, l'insistance sur la préposition « en » risquerait de faire de la foi un état d'âme passager. Certes, on comprend que la préposition « en » (comme quand on dit croire en Dieu) procède de l'intention louable de mettre la foi à l'abri de la raison critique – en ce qu'elle distingue la foi comme confiance de la foi comme croyance. Mais, je le répète, l'espérance n'est pas pour la foi un « bien » passager, ni même acquis, mais l'opération même du croire. C'est que l'espérance n'offre plus, à proprement parler, un « objet » ou un prédicat à la foi, elle ne s'ajoute pas à l'acte de croire. Car, l'espérance, simplement apposée à la foi, désigne la même réalité que celle-ci, mais d'une autre manière. Il y a dans cette apposition une pensée du signe : la foi fait signe vers l'espérance, la foi renvoie à l'espérance comme à un « hors sens » vraiment significatif, qui tend à la limite de ce qui peut se représenter, puisqu'il échappe à toute prédictibilité. L'espérance ne relève pas d'une croyance (comme d'autres croient en un monde meilleur) mais d'une manière de « tenir ferme la possibilité » ; autrement dit, elle est la foi comme fidélité au possible. C'est ce que Paul dit à sa manière : « La persévérance [produit] la mise à l'épreuve et la mise à l'épreuve, l'espérance » (Romains 5,4). Car que désigne cette « mise à l'épreuve » (dokimos), sinon la foi éprouvée, la foi aboutie, autrement dit, la fidélité ?

 

Croire, c'est espérer. En somme, il n'y a qu'une possibilité de perdre la foi, c'est de se priver de son espérance. Chaque fois que je ne crée pas du possible, je sais que je ne crois pas. Ou encore : chaque fois que je n'espère pas, je sais que je ne crois pas. Alors, nous dirons que la foi consiste à espérer pour que du possible arrive et parce qu'il est déjà arrivé, ce qui rend le possible plus espérable encore. L'essence de la foi n'est pas de croire à la possibilité du miracle mais au miracle de la possibilité. Et ce sont les Écritures qui témoignent de ce « miracle » : si du possible est arrivé, il peut encore arriver… à celui qui croit. Précisément, les évangiles synoptiques désignent par dunameis ces actes de Jésus qui opèrent du possible, c'est-à-dire qui convertissent le possible en puissance. Car s'il n'y a pas d'espérance sans attente du possible, l'attente du possible n'est pas encore espérer. C'est pourquoi, il n'y a d'espérance que dans un acte de foi : un acte, précisément, qui crée du possible pour soi et, du même coup, pour autrui. Actes de relèvement et de guérison (« Ta foi t'a sauvé »), mais aussi événements de paroles qui font entendre l'inouï (comme les paroles déroutantes que sont les paraboles). Les dunameis, en paroles et en actes, sont ainsi des événements positifs et créatifs, donnant à ceux qui en sont les bénéficiaires forme de vie nouvelle et inattendue. Actes de dunameis qui relèvent d'une dynamique de la foi et que tout le monde peut vérifier : « Car, en vérité, je vous le déclare, si un jour vous avez de la foi comme une graine de moutarde, vous direz à cette montagne : “Passe d'ici là-bas”, et elle y passera. Rien ne vous sera impossible [adunatései] » (Matthieu 17,20). La foi est franchissement, passage, passage qui change tout, faisant passer de ce qui est (du régime massif de la nécessité) au champ des possibles.

 

Si les croyances chrétiennes sont entrées en déshérence depuis que la raison critique les a plongées dans une crise de crédibilité (et, avec elles, l'institution chargée de « faire croire ») dont elles ne se relèvent pas, la foi, pour sa part, ne connaît pas ce destin car elle est plus fiable que jamais. Plus fiable puisque le monde de la suffisance étouffe toute possibilité pour l'individu de vivre pour de vrai. Car il n'est d'autre possibilité supérieure pour l'être humain que d'exister, à entendre littéralement comme ce mouvement de sortie de soi à l'appel de l'Autre. C'est pourquoi la foi est un défi jeté à ce monde suffisant qui étouffe toute émergence de singularité. Défi qui lutte contre la résignation, qui est l'envers de l'espérance. De là qu'il n'y a pas de foi plus critique que la foi espérante. « Car ce n'est pas au nom d'un monde meilleur ou plus vrai que la pensée saisit l'intolérable dans ce monde-ci, c'est au contraire parce que ce monde est intolérable qu'elle ne peut plus penser un monde, ni se penser elle-même. »9 C'est parce que le monde est vide d'insignifiance – le possible y est gros « comme un grain de moutarde » – que la foi est à nouveau possible, à la condition bien sûr d'être en mesure de montrer qu'elle est de la plus haute importance pour le rapport que chacun entretient avec la vie. Et cette condition, sans laquelle la foi se dévitalise, ne peut signifier que ceci de très paradoxal : credo quia absurdum, « je crois parce que c'est absurde ». Croire assume l'impensable du possible, cet « absurde » inquiétant aux yeux du monde sans lequel il se rend intolérable. Deleuze, toujours : « Croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l'homme et du monde […], y croire comme à l'impossible, à l'impensable qui, pourtant, ne peut être que pensé : “Du possible, sinon j'étouffe.” »10 Paradoxalement donc, la tâche actuelle de la foi consiste à redonner raison à la raison « par l'absurde, en vertu de l'absurde ». Ou encore : que la foi est ce levier « hors sens » qui permet d'ébranler la suffisance de ce monde.

 

Car, enfin, le plus « absurde » aux yeux de la suffisance du monde n'est-il pas que ce qui rend possible la foi d'espérer, c'est l'amour, l'antisuffisance par excellence ? N'est-ce pas l'amour en effet qui promet le possible ? « Et l'espérance ne trompe pas, car l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs », affirme Paul (Romains 5,5). L'amour que nous recevons de Celui qui « est la réalité du possible » (Søren Kierkegaard) rend fiable le désir de croire l'espérance. Et, surtout, permet déjà de vivre en ce monde autrement. Refermons provisoirement ces réflexions par ces mots du poète qui traduisent ce qu'il en est de la foi, ce mouvement rendu à l'infini qui potentialise des possibilités de vie nouvelle : « Exaltation, abandon, confiance surtout : ce qu'il faut à l'approche de l'infini. »11 Croire, espérer : l'ancienne rhétorique appelait l'apposition une « figure de construction par exubérance ». Cette exubérance ne désigne-t-elle pas à elle seule la signifiance de la foi, cette espérance « hors sens », qui vient de l'amour, ce pur surcroît, sans raison, qui « croit tout [et] espère tout » (I Corinthiens 13,7) ? Ce qu'Henri Michaux semble avoir si bien saisi :

 

« Une confiance d'enfant, une confiance qui va au-devant, espérante, qui vous soulève, confiance qui, entrant dans le brassage tumultueux de l'univers second, devient un soulèvement plus grand, un soulèvement prodigieusement grand, un soulèvement extraordinaire, un soulèvement jamais connu, un soulèvement par-dessus soi, par-dessus tout, un soulèvement miraculeux, qui est en même temps un acquiescement, un acquiescement sans borne, apaisant et excitant, un débordement et une libération, une contemplation, une soif de plus de libération et, pourtant, à avoir peur que la poitrine ne cède dans cette bienheureuse joie excessive, qu'on ne peut héberger, qu'on n'a pas méritée, joie surabondante dont on ne sait si on la reçoit ou si on la donne, et qui est trop, trop… »12


1 Gilles Deleuze, L'image-temps, Éditions de Minuit, 1985, p. 223.

2 Paul Audi, Créer. Introduction à l'esth/éthique, Verdier, 2010, p. 412.

3 « Être inconditionnellement, infiniment et ultimement concerné, voilà ce qu'est la foi, acte total et central du soi personnel. » (Paul Tillich, Dynamique de la foi, Labor et Fides, 2012, p. 18.)

4 Jan Pato?ka, Essais hérétiques sur la philosophie de l'Histoire, Verdier, 1999, p. 116.

5 « La subjectivisation des contenus croyants, engagés à des fins d'appropriation personnelle de la vérité du croire, autant que leur transposition, mise en œuvre au nom de la communicabilité du message dans le monde de ce temps, se retournaient ensemble in fine contre l'acte de croire lui-même » (Danièle Hervieu-Léger, « L'évaporation des “engagés”. Au tournant des années 1960-1970 dans le catholicisme français », dans François Roustang, Le troisième homme. Entre rupture personnelle et crise catholique, Odile Jacob, 2019, p. 132).

6 Selon l'expression de François Jullien.

7 Littéralement, des paradoxa, que la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) traduit par « choses extraordinaires », mais qui doivent s'entendre comme de l'inouï, du « hors sens » s'infiltrant dans la logique du monde.

8 Søren Kierkegaard, Journal, tome II, Gallimard, 1954, p. 328.

9 Gilles Deleuze, op. cit., p. 221.

10 Ibid., p. 221. Noter le clin d'œil de Deleuze à Kierkegaard !

11 Henri Michaux, L'infini turbulent, Gallimard, « Poésie », [1964] 2018, p. 20.

12 Ibid., pp. 20-21.