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La Croix | Au Cambodge, la culture sous surveillance

Le danseur khmer B Boy Slick à Phnom Penh, en février 2017. / Jérémie Lusseau/HansLucas
Le danseur khmer B Boy Slick à Phnom Penh, en février 2017. / Jérémie Lusseau/HansLucas

Eléonore Sok-Halkovich (à Phnom Penh)

 

Les autorités ont interdit la diffusion de plusieurs chansons pop donnant une « mauvaise image » du pays. Le contrôle de la culture populaire s’intensifie à mesure que le pays s’ouvre aux influences étrangères.

 

« Les ouvriers n’ont pas été payés à temps, ils ne peuvent pas rendre visite à leurs familles, et se contentent de leur téléphoner les yeux plein de larmes », chante Mao Hachi, dans Ma terre natale me manque pour Pchum Ben. Une chanson sortie en 2017 à l’occasion de la fête des défunts, Pchum Ben, qui durant trois jours fériés offre une rare occasion aux travailleurs de rentrer dans leurs provinces natales.

 

 

Dans ce morceau au style plus sentimental que revendicatif, ces quelques mots évoquant des incidents de paiement qui émaillent périodiquement la vie dans les usines ne sont pas passées inaperçus. Lors du dernier Pchum Ben, en novembre 2018, les ministères de la culture et de l’information ont interdit cette chanson de diffusion sur tous supports radio, télé ou web, suite à une requête du ministère du travail, au motif qu’elle « dépeint un tableau sombre des politiques gouvernementales pour les ouvriers dans les usines ».

 

Des chansons jugées offensantes et mises au ban

« La société cambodgienne garantit la liberté de création, mais certains individus franchissent les limites », justifie Thai Norak Satya, le porte-parole du ministère de la culture. Il précise que ces limites ne figurent dans aucune loi, mais sont à la discrétion de deux comités d’appréciation et d’interdiction qui prennent des décisions en fonction des critiques du public et des commentaires sur les réseaux sociaux. 

 

La liste des mis au ban s’allonge d’année en année ; y figurent des chansons ayant offensé association de femmes de ménage, ligue des instituteurs, fédération de boxe, etc. En 2017, une starlette jugée « trop sexy » a même été interdite de se produire sur scène pendant un an. Elle a depuis rangé les micros pour devenir auto-entrepreneuse.

 

« Nous avons fait beaucoup de progrès ces dernières années, mais la majorité des Cambodgiens n’accordent pas une grande importance à la liberté des arts », juge Ou Virak, le fondateur de l’organisation Future Forum. « Ces mesures du gouvernement restent populaires, nous sommes toujours une société traditionnelle en matière d’art et de musique. »

 

Les artistes s’ouvrent aux influences étrangères

Dans les bureaux de Town Production, un des plus importants labels, à l’origine de plusieurs chansons interdites, le patron fait profil bas. « Des gens de ministères sont venus nous rendre visite, nous encourageant à faire attention aux paroles. Les échanges sont courtois, c’est une négociation mais je ne peux pas vraiment dire non », sourit Meas Sok Rathnak, un quadragénaire aux traits ronds.

 

« Je suis contre ces interdictions, les autorités veulent filtrer tout ce qui ne donne pas une bonne image du pays, mais les gens ne sont pas dupes ! », s’exclame Vartey Ganiva, 24 ans, première chanteuse punk-rock du pays, aux longs cheveux décolorés et aux yeux ourlés de noir. Comme d’autres jeunes artistes, elle s’est ouverte aux influences étrangères qu’elle a remodelées pour inventer un moyen d’expression personnel, ce qui ne plaît pas à certains détracteurs la jugeant « pas assez khmère ». Après son titre Evil Husband (« Époux diabolique ») traitant des violences domestiques, elle rêve d’aller plus loin et d’écrire des chansons sur la pauvreté ou la déforestation.

 

L’industrie culturelle la plus populaire

La musique attire davantage l’attention, car c’est l’industrie populaire par excellence, sponsorisée par de grandes entreprises, souvent proches du pouvoir et qui génère beaucoup d’argent. Mais les autres formes artistiques ne sont épargnées.

 

Au cinéma, si les contenus politiques ou sociaux sont rares, les atteintes aux bonnes mœurs sont aussi scrutées à la loupe. La cinéaste Rithy Lomorpich, 26 ans, figure de la scène créative émergente vient de réaliser son premier long métrage Young love (« Jeune amour« ). « Pendant le tournage, j’avais toujours cette question au fond de ma tête : est-ce

que ça va être accepté par les censeurs ? », explique la jeune femme, en évoquant une scène où des ados roulent à moto sans casques.

 

Le risque d’auto-censure

Le climat délétère qui s’est imprimé suite à une vague répressive menée par le gouvernement de Hun Sen en amont des élections de l’an dernier – interdiction du parti d’opposition, fermeture de médias indépendants et chasse aux voix critiques –, influe aussi sur la scène artistique.

 

« Il y a une dizaine d’années, il y avait plus d’espoir de liberté d’expression, mais aujourd’hui, c’est la peur qui domine, et son indicateur c’est l’auto-censure », confie Phoeung Kompheak, le fondateur de la troupe de théâtre Kok Thlok, comédien, interprète de Duch dans le film de Régis Warnier Le temps des aveux. Si on flirte trop avec ces limites invisibles, le risque est selon lui moindre que dans les pays voisins tels le Vietnam ou la Thaïlande. « Les artistes ne sont pas mis en prison ici, mais leur carrière est foutue ! Donc, il faut toujours trouver un moyen de se faufiler, sinon pas le choix », dit-il en imitant avec sa main le mouvement des vagues.

 

La scène culturelle

Danse. Le ballet royal se produit dans les trois théâtres de la capitale Chenla, Chaktomuk et au Department of Performing Arts.

Théâtre. Le « Lakhon Khol », théâtre masqué, et le « Sbek Thom », théâtre d’ombres, sont produits par l’ONG Cambodia Living Arts. Existent aussi les théâtres Sovannaphum et Kok Thlok.

Cirque. Le cirque de l’ONG Phare Ponleu Selpak reçoit sous ses chapiteaux de Siem Reap et Battambang.

Cinéma. 66 salles sont réparties dans des centres commerciaux avec une production locale en plein boom.

Arts visuels. Très dynamiques dans les galeries de Phnom Penh (Java Creative Cafe, Sa Sa Art Projects, Meta House, l’Institut français) et en province, à Siem Reap (Batia Sarem et Mirage), à Battambang (Romcheik 5), et sur la côte (Kampot Art Gallery).