Article de Adrien Le Gal du 22/05/2018
Phloeun Prim, organisateur du festival Cambodge, d’hier à aujourd’hui, qui se tient jusqu’au 27 mai à Paris et en région parisienne, souligne l’importance du dialogue entre les générations pour faire revivre la scène artistique de son pays.
Alors que le Cambodge connaît une forte répression politique, à quelques mois des élections législatives du 29 juillet, la culture demeure un espace de liberté, assure Phloeun Prim, directeur de l’ONG Cambodian Living Arts qui organise le festival Cambodge, d’hier à aujourd’hui – Season of Cambodia. Cette manifestation culturelle, qui se tient jusqu’au 27 mai, propose une série d’événements artistiques à Paris et en région parisienne pour découvrir le renouveau de la scène culturelle du pays, près de quarante ans après la chute du régime de Pol Pot, en 1979.
Plusieurs événements culturels présentés dans le cadre du festival font, directement ou non, référence aux Khmers rouges. Est-ce un paradoxe, alors que les jeunes Cambodgiens, nés dans les années 1990, n’ont connu ni cette période, ni la décennie de régime communiste qui a suivi ?
Presque quarante ans après les Khmers rouges, le Cambodge reste traversé par beaucoup de questions sur la mémoire. Dans les familles cambodgiennes, ce chapitre de l’Histoire n’est toujours pas discuté. C’est pour cela que les artistes de la nouvelle génération sont engagés dans cette recherche identitaire, ce retour vers le passé. C’est un travail qu’on n’achève réellement jamais. Dans le festival, nous cherchons d’ailleurs à engager fortement la diaspora cambodgienne, à jeter des ponts entre la génération qui a fui les Khmers rouges, et leurs enfants, qui n’ont pas connu cette époque. Aujourd’hui, en Europe et en France, on reçoit des dizaines de milliers de réfugiés venus d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan. Comment aborderont-ils cette question de la mémoire dans dix, vingt ou trente ans ? Pour eux aussi, la culture aura un rôle à jouer. Le Cambodge a été à l’avant-scène de ces communautés de réfugiés, qui revivent l’Histoire de leur pays, mais qui savent aussi avancer et créer.
A l’approche des élections législatives de juillet, le pays connaît une forte régression démocratique. Le principal parti d’opposition a été banni, son chef de file jeté en prison, les médias indépendants ont été fermés ou rachetés par des proches du pouvoir… La culture reste-t-elle un espace de liberté ?
Ce mouvement n’a pas touché directement la liberté d’expression des artistes. Néanmoins, sans parler d’autocensure, il existe chez eux une certaine retenue sur les sujets sensibles. Il n’y a pas réellement, au Cambodge, d’artistes militants, qui seraient à l’avant-poste des mouvements sociaux. Mais les artistes voient ce qui se passe dans le pays. C’est à eux qu’il revient de trouver les moyens d’exprimer des choses que les responsables politiques peuvent comprendre.
Les pays occidentaux doivent-ils remettre en cause la coopération culturelle avec le Cambodge ?
Je pense que la situation actuelle ne doit pas empêcher de créer. La renaissance culturelle du Cambodge est un travail de long terme, qui prendra du temps. Même les Khmers rouges, qui ont tué la plupart des artistes, n’ont pas réussi à éradiquer l’âme créative des Cambodgiens. Après la guerre, ainsi, les gens sont retournés au musée, ont ressorti les marionnettes traditionnelles… Par ailleurs, il serait faux de dire que le régime actuel serait hostile à toute forme d’expression artistique. Le mouvement de jeunesse du Parti du peuple cambodgien [PPC, au pouvoir], ainsi, organise de nombreuses manifestations culturelles. C’est une utilisation politique et nationaliste de la culture, bien entendu, mais celle-ci est plutôt sophistiquée et intelligente.
Une partie des artistes cambodgiens mis en avant par ce festival sont issus de la diaspora. Existe-t-il un décalage entre eux et les officiels cambodgiens ?
Oui, c’est évident. Les artistes engagés dans la renaissance cambodgienne se focalisent sur une expression contemporaine, alors que la priorité affichée par les officiels est la préservation du passé.
Il y a une dizaine d’années, le premier opéra rock cambodgien, Where Elephants Weep, porté par votre ONG, avait suscité des crispations…
Lors de la première, à Phnom Penh, de nombreux officiels étaient présents et avaient applaudi. Mais quand l’opéra rock a été diffusé à la télévision, le clergé bouddhiste a protesté, car on y voyait un bonze chanter. Peut-être que le public n’était pas prêt ? Peut-être que la diffusion à la télévision n’a pas permis de contextualiser l’œuvre ? Le gouvernement avait dû se poser en arbitre entre le clergé et nous, nous avons présenté nos excuses. Depuis, les productions culturelles ayant trait à la religion doivent théoriquement être validées avant leur diffusion.
Le festival met également en avant la musique pop cambodgienne des années 1960. Comment expliquer que ce genre, unique au monde, soit encore si méconnu ?
Pour beaucoup, même au Cambodge, notre histoire moderne a commencé après les Khmers rouges. Des jeunes Cambodgiens sont ainsi surpris de découvrir que le pays était partie prenante du foisonnement culturel des années 1960, avec les débuts du rock’n’roll, sous l’influence des fréquences radio américaines pendant la guerre du Vietnam. Mais lorsque Norodom Sihanouk est mort, en 2012, il y a eu un regain d’intérêt pour la culture du Sangkum Reastr Niyum [le nom du régime politique du prince Sihanouk, entre 1955 et 1970]. Les chansons de l’époque sont devenues virales, les jeunes ont voulu comprendre ce qu’avaient vécu leurs parents.
Quel est votre coup de cœur du festival ?
Je souhaite mentionner Bangsokol : un requiem pour le Cambodge, spectacle créé par le réalisateur Rithy Panh et le compositeur Him Sophy, formé à Moscou. Tous deux sont des survivants des Khmers rouges et font résonner la culture cambodgienne à travers le monde. C’est une œuvre complètement nouvelle, créée au Cambodge, qui fait revivre le pali, une langue qui n’est plus pratiquée à part par les bonzes. Elle vient rappeler que certains sont morts pour que d’autres survivent, et qu’entretenir la mémoire des morts permet de vivre, et de créer.